Pratiques de la réciprocité

Depuis une déjà longue période, j’engage mon travail de sociologue en coopération avec des collectifs d’artistes, activistes, architectes, militants ou professionnels à l’occasion des expérimentations qu’ils engagent (des occupations, des jardins communs, des communautés de pratiques, des co-créations, des œuvres communes…) [1]. Ces expérimentations correspondent à une critique en acte des réalités présentes ; elles prouvent notre capacité commune et collective à faire advenir du nouveau dans une dynamique critique – une dynamique de nature à la fois oppositionnelle (en destituant certaines formes instituées) et contributive (en instituant des formes nouvelles). Ces expérimentations occasionnent de nombreuses perturbations qui représentent autant d’opportunités de recherche, tant il est vrai – et la recherche-action l’a parfaitement documenté depuis longtemps [2] – que les réalités se laissent d’autant mieux connaître qu’elles sont en transformation et en mouvement. Ces perturbations ouvrent le possible de la recherche. Elles laissent entrevoir ce que le cours habituel des activités dérobe au regard ; elles entrebâillent en quelque sorte les réalités. Le second intérêt que je trouve à engager ma sociologie dans le moment de l’expérimentation tient à la pluralité des savoirs mobilisés lors de ces initiatives. En situation d’expérimentation, les protagonistes ne peuvent pas rester arc-boutés sur leurs acquis ; ils se risquent, ils se « découvrent ». L’expérimentation fait donc advenir de nouvelles expériences de savoir et favorise les explorations et les découvertes. L’expérimentation est avant tout une audace de pensée. La recherche en sciences sociales peut donc, là aussi, tirer le meilleur de cette confrontation à des expériences épistémiques en émergence, en quête et en conquête d’une autonomie.

J’ai donc introduit au cœur de mes recherches en situation d’expérimentation un principe de « mise à l’épreuve réciproque » des savoirs et des expériences. Les savoirs s’éprouvent réciproquement, chacun devenant le meilleur analyseur de l’autre, chacun devenant le meilleur contradicteur de l’autre. Ce principe garantit la fiabilité des connaissances produites, car les analyses et interprétations sont toujours formulées sous le regard vigilant et l’attention exigeante de l’ensemble des protagonistes de la recherche [3]. À n’importe quel moment, une connaissance peut se trouver réfutée et exposée à une proposition alternative – une réfutation ou une alternative issue d’une expérience différente de la même réalité, associée à un autre point de vue, à une autre façon de se rapporter à la situation, et, donc, nécessairement articulée à un type de pratique différent. Les savoirs gagnent en fiabilité grâce à cet exercice soutenu de la réfutation, inhérent à la dynamique même du projet. Chaque « expertise » assure en quelque sorte la fiabilité de n’importe quelle autre, en la sollicitant, en la questionnant, en l’obligeant à sortir de ses évidences, en la mettant donc en risque, à condition néanmoins que cette interpellation s’inscrive dans une relation égalitaire – à savoir une égale considération accordée à toutes les expériences – et préserve donc toujours son caractère réciproque et réversible. L’exercice est réciproque et chaque savoir devient à son tour analyseur des autres. L’exercice est réversible car aucun savoir ne peut s’arroger le monopole de la contradiction ou de la réfutation ; l’exercice peut être endossé par qui le souhaite dans le respect bien sûr des protocoles méthodologiques établis en commun. Ces épreuves mutuellement adressées établissent, au sens propre et fort, un principe épistémologique qui garantit la qualité épistémique (pertinence) et la valeur de recherche (fiabilité) des connaissances produites.

Dans une dynamique de recherche-expérimentation, personne n’occupe une position plus favorable que d’autres pour développer une analyse distanciée et qualitativement intéressante. J’évite de verser dans une inclinaison assez démagogique, voire franchement populiste, qui prétendrait que seuls les protagonistes d’une situation seraient habilités à en parler, et en capacité de développer à son propos une expertise pertinente. Chercheurs et personnes concernées sont pareillement accrédités (à parler de la situation) et qualifiés (pour penser la situation), sans privilège de proximité et de familiarité (qui jouerait donc en faveur des personnes concernées) ou de statut et de compétence (qui assurerait l’autorité du chercheur). Alban Bensa en parle remarquablement bien à propos de sa pratique d’ethnologue, en particulier lorsqu’il s’est associé aux représentants des Kanaks et à l’architecte Renzo Piano pour concevoir et réaliser le Centre Tjibaou à Nouméa, une expérimentation ambitieuse à l’interface de la culture, de l’anthropologie et de l’architecture [4]. « La parole de l’ethnologue ne risque-t-elle pas de se substituer à celle des Kanaks ? La question est fréquemment posée au nom du principe, vaguement populiste, que seuls les membres d’un groupe seraient habilités à en parler. Ainsi me fut-il reproché aux États-Unis, pays où comme on le sait le communautarisme ethnique est fort, de « parler à la place des kanaks ». Qu’avaient-ils besoin d’un ethnologue pour dire qui ils sont ? Malheureusement l’appartenance à une communauté ne préjuge en rien du discours qu’on peut tenir sur elle. Faut-il être chrétien pour parler du christianisme, femme pour réfléchir à la condition féminine, serfs pour étudier le servage ? Plus sérieusement, il convient de se demander quel type de relation il faut entretenir avec sa communauté d’appartenance pour s’autoriser à tenir à son propos un discours destiné aux « étrangers ». De l’instituteur Kanak, qui explique à l’ethnologue la vie de sa « tribu », à Éloi Machoro ou Jean-Marie Tjibaou, adressant les revendications de leur mouvement aux représentants de l’État français, la gamme des positions rendant possible la prise de parole au nom d’une entité sociale comprend de nombreux échelons. À n’en pas douter, l’ethnologue en occupe un. Il est même le seul, étrange situation, à faire profession de discourir sur des mondes dont il n’est pas originaire mais qu’il finit par connaître de mieux en mieux. Cette remarque vaut autant pour l’ethnologie du lointain que pour celle du proche puisque tout l’enjeu du travail d’enquête est autant de rendre familier l’étrange qu’inversement. La position d’extériorité patentée de l’ethnologue se transforme peu à peu en un statut de « membre associé » engagé à s’exprimer à sa manière sur la communauté qui l’a accueilli, tandis que ses ressortissants ne cessent de faire entendre leur voix. Le rôle de l’ethnologue n’est pas dès lors de faire office de « porte-parole » de qui que ce soit mais simplement d’apporter les fruits de son expérience spécifique dans le débat entre toutes les parties présentes. S’il est amené à décrire des pratiques, à en proposer une restitution qui réponde aux exigences des situations parfois très différentes où il s’implique (rédaction d’ouvrages, séminaires de recherche, meetings politiques, projet architectural, etc…), son point de vue ne s’autorise pas d’une légitimité plus forte que celle des représentants de la population concernée. Tout au plus donne-t-il un éclairage construit et singulier auquel les acteurs culturels, Kanak et autres, peuvent soit souscrire, soit s’opposer » [5]. Les savoirs et les expériences s’interpellent réciproquement, et de ces interactions naît une authentique pratique de l’égalité – une égalité qui n’est pas renvoyée à un horizon indéterminé (une espérance) mais une égalité qui s’éprouve dans le moment présent, qui se vérifie pas à pas et qui s’incarne dans le choix des dispositifs et des méthodes de travail. Elle ne reste pas à l’état d’intention, elle se pratique. Elle se traduit immédiatement dans les faits, en particulier sur le plan des prises de parole et de la confrontation des idées. Elle renvoie donc, comme l’écrit Jacques Rancière, à une méthode politique [6], mais une méthode aux effets éminemment concrets, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus audacieux et risqués.

Une recherche en situation d’expérimentation, par ce jeu des interpellations, intègre donc un mode de réfutation (une réfutabilité incorporée à la « nature » même de la démarche) qui assure une qualité épistémique (pertinence) et épistémologique (fiabilité) aux savoirs produits [7], et qui signe, au final, une activité qui reste fermement ancrée dans un horizon de recherche. Ce type de processus relève bien d’un travail de recherche parce que les constats posés et les analyses produites sont « éprouvés » ; ils sont débattus et vérifiés. Tout au long de leur formulation ils auront été exposés à la critique, à partir de plusieurs points de vue – chaque personne associée à la recherche, en fonction de son expérience propre, pouvant porter la contradiction et faire valoir son point de vue. Cette réfutabilité ne relève pas d’un dispositif strictement dédié ; elle est inhérente à la dynamique même du travail. Il s’agit d’une forme de « réfutabilité continuée », réengagée en permanence, qui agit sur un mode diffus et disséminé en innervant l’ensemble de l’activité. N’importe quel moment de travail ouvre des opportunités de discussion et de confrontation, d’exploration et de vérification, et concourt de la sorte à l’avancée de la recherche en contribuant, à son échelle, de façon partielle mais toujours significative, à « assurer » les éléments de connaissance. Ils gagnent en assurance. Ils montent ainsi en fiabilité. Ce principe épistémologique (une réfutabilité) est consubstantiel (immanent) à la démarche, dès lors bien sûr qu’elle favorise les interactions et autorise les confrontations.

Ce principe à valeur épistémologique est aussi, pareillement, simultanément, un principe à valeur démocratique. Je le désigne donc comme un principe épistémopolitique. En recourant à ce néologisme, je souligne que sur le terrain d’une sociologie critique aucun engagement épistémologique ne vaut s’il n’endosse pas concomitamment un engagement démocratique radical. Chaque savoir constitutif d’une dynamique de recherche-expérimentation – qu’il soit savoir de recherche ou savoir d’expérience, savoir professionnel ou savoir militant – se rend accessible aux autres, au sens où il s’expose à la discussion et à la controverse. Il se laisse affecter par les questions que lui adressent les ressortissants de la situation. Il est exposé – exposé à une question, exposé à une réfutation. De tacite, il devient explicite, d’évident, discutable, d’assuré, en doute. Il ne peut se prévaloir d’aucun privilège pour se tenir à distance de cette « exposition » réciproque des idées, des méthodes, des observations ou des cadres d’analyse. À ce point de mon argumentation, je ne défends nullement un idéal de transparence, mais je préconise une démarche exigeante, et impliquante, d’explicitation des expertises à partir des questions que leur soumettent, aussi souvent que besoin, les personnes partie prenante de la recherche. Les savoirs engagés dans une recherche-expérimentation sont des savoirs qui se rendent donc (méthodologiquement) accessibles les uns aux autres ; ils se montrent ouverts à la confrontation, réceptifs aux questions, disponibles pour l’échange et, conséquemment, largement appropriables par une grande diversité d’acteurs. Ce type de logique élargit grandement le champ des expériences épistémiques. S’engager dans une recherche-expérimentation c’est avant tout partir en découverte et en exploration des connaissances et compétences en présence, dans l’intention de les « découvrir » (dans la double acception du terme) et de les faire, pour partie, siennes. Nul ne sort indemne de cette aventure épistémique.

Dans mes expériences d’intervention, j’ai engagé régulièrement des dispositifs de co-lecture des journaux et notes de terrain afin de stimuler cette interpellation réciproque et cette capacité de co-affectation des savoirs et des expériences. La prise de note de l’un informe et documente l’activité de l’autre, et réciproquement. À la lecture du journal de recherche tenu par un ou plusieurs acteurs de la recherche, les autres participants parviennent, par effet de contraste, de convergence, de désaccord ou de confirmation, à cheminer dans leur propre pratique et à éprouver à nouveau compte leurs observations et interprétations.

Cette co-affectation, librement consentie et « méthodiquement » mise en œuvre, implique d’évidence, et prioritairement, des « gestes de parole » à travers des dispositifs d’entrée en discussion et de conduite démocratique des controverses [8] mais, au-delà, et plus radicalement, elle sollicite l’ensemble de l’existence car cette « affectation réciproque » concerne tout autant les imaginaires, les compétences que les modes de relation. Elle éprouve chacun pour une part essentielle de sa vie et de son quotidien. Nul ne peut se tenir complètement à couvert. Chaque personne associée à la recherche en est affectée, que ce soit dans sa manière d’entrer en contact avec les autres, dans la façon de se rapporter (intellectuellement) à une réalité ou dans la façon de se situer dans un débat, et la liste pourrait s’allonger. C’est l’ensemble des habitudes et des aptitudes qui est saisi par et dans cette dynamique, et qui s’en trouve bousculé. J’emploie les termes « affecter » et « affectation » pour leur neutralité car il n’est pas possible de préjuger de ce qui advient pour chacun, à chacun, même si les intentions et les méthodes retenues laissent espérer que cette affectation produise du « mieux » en termes de réflexivité, de capacité ou, encore, d’émancipation.

Nous détenons tous une large palette de connaissances et, au sein de ce milieu réflexif déjà riche, émerge progressivement un savoir de recherche. Yves Bonny parle très bien de cette montée en existence de la recherche, par paliers successifs (et non hiérarchisés), en lien avec l’ensemble de nos expériences réflexives. « Nous proposons de distinguer les trois expressions suivantes : « être en recherche », « se mettre en recherche » et « faire de la recherche ». La première désigne une attitude ordinaire d’acteur lorsque celui-ci ne se satisfait pas des routines constitutives de sa pratique et de son univers d’expérience et les interroge sur la base de certaines aspirations. Se mettre en recherche implique une démarche plus systématique d’investigation, telle qu’on peut par exemple l’engager à travers l’inscription dans une formation individuelle ou la mise sur pied d’un collectif mobilisant des formes de recherche-action. La troisième expression, quant à elle, est réservée aux pratiques qui respectent les canons en vigueur du référentiel scientifique, dont les chercheurs professionnels sont les experts et les garants » [9]. Pour ma part, je maintiendrais la spécificité du troisième niveau « Faire de la recherche » mais sans en faire l’exclusivité du chercheur « classique » (professionnel, expert de la recherche). Une dynamique de recherche-action possède une portée indiscutablement formative et, progressivement, des protagonistes non spécialistes peuvent entrer dans une dynamique de recherche de plus en plus soucieuse de son système de référence et de ses modes de validation, et haussent donc leur compétence et leur exigence. Certains novices en recherche peuvent rapidement se prendre au jeu, développer un solide intérêt pour la recherche et peuvent donc en endosser progressivement les conditions et obligations. Ils se préoccupent de « faire recherche ». De mon point de vue, les trois paliers, distingués par Yves Bonny, concernent au même titre, possiblement, tendanciellement, tous les acteurs d’une recherche-expérimentation sans privilège d’aucune sorte, selon évidemment l’envie de chacun de s’impliquer plus avant ou non dans la démarche.

Cette avancée graduée de la dynamique de recherche (sans aucun effet de hiérarchisation), cette montée en existence progressive, concerne aussi le chercheur « accrédité », celui qui a décidé de faire profession de la recherche. Personnellement, en situation de recherche-expérimentation, il peut m’arriver à certains moments de plutôt privilégier l’analyse de mon implication et donc de mettre au centre de mes préoccupations mon « être en recherche ». À d’autres occasions, je peux me trouver « embarqué » dans une dynamique collective d’investigation et de questionnement, et je me réjouis de « me mettre en recherche » avec d’autres en faisant l’expérience toujours stimulante de partager cette capacité commune à mener l’enquête, pour le dire à la manière de Dewey [10]. Et, enfin, sans en faire un idéal, je parviens avec d’autres protagonistes à développer des moments strictement dédiés à une avancée de recherche, soucieuse de ses sources, de ses références et de ses critères de fiabilité. Dans mes expériences de terrain, j’ai rencontré fréquemment des professionnels et des militants en capacité, et surtout en envie, de relever le défi de « faire recherche », y compris en revendiquant sur un mode très volontaire les enjeux de méthode et de concept auxquels cette ambition oblige. Les autodidactes [11] de la recherche, qui se forment en situation à l’occasion d’une recherche collaborative, ne sont pas les moins exigeants et les moins « professionnels » en matière de rigueur de recherche, loin s’en faut.

Indépendamment des débats que suscite la typologie d’Yves Bonny, ce qui m’importe principalement est l’idée selon laquelle la « recherche » monte en existence progressivement et qu’elle intègre, en fait, plusieurs modes d’existence. Elle se déplace entre eux. « Être en recherche », « Se mettre en recherche » et « Faire de la recherche » représentent trois modalités de recherche en étroite interaction, réservant de nombreux possibles sur le plan de la construction d’une démarche. La recherche en situation d’expérimentation est donc une activité à ontologies multiples. La démarche « appelle » en effet plusieurs formes d’implication et modalités de travail, et chacune dessine un paysage spécifique de recherche, plus en intériorité ou en extériorité, plus en observation ou en exploration, plus en interaction ou en distance. Il est donc possible pour chaque participant – les chercheurs y compris – de se déplacer entre ces modes d’existence de la recherche et de privilégier la tonalité, l’intensité ou la sensibilité qui lui convient au mieux, à un moment donné.

J’insistais à l’instant sur ce fait primordial que la recherche s’invite dans un paysage réflexif déjà particulièrement fourni et qu’elle doit donc s’acclimater dans un éco-système riche de ses savoirs et de ses expériences. Ces savoirs, détenus « naturellement » par chacun (nous disposons tous d’un savoir d’expérience) et indissociables d’une activité professionnelle ou militante, ne vont pas s’éclipser le temps de la recherche. L’hypothèse n’a pas de sens, elle est pourtant implicitement retenue dans nombre de méthodologies de recherche qui pensent nécessaire, et possible !, de mettre entre parenthèses et tenir à distance les réalités qui n’ont pas eu l’heur de plaire ou d’intéresser. Ce qui, fictivement, aura été écarté se réinvitera pourtant inévitablement sur la table de la recherche, sur un mode plus ou moins frondeur, et parfois franchement provocateur.

Une recherche en situation d’expérimentation retient une autre hypothèse. Non seulement elle compose avec l’ensemble des dynamiques présentes, sans s’arroger le droit d’en disqualifier certaines mais, surtout, elle se fie à leur capacité de transformation, à leur possibilité de décentrement et de décadrage. Chacune d’elles reste évidemment fortement inscrite dans ce qui fait sa spécificité (une expertise professionnelle, une connaissance pratique, un savoir d’expérience) mais elle devient aussi, pour une part, quelque chose de possiblement, de tendanciellement « autre », en l’occurrence un savoir en affinité de recherche, un savoir qui assimile une part de recherche ou, autre manière de le formuler, un savoir qui intègre aussi, progressivement, de surcroît, en complément et en prolongement, une compétence de recherche, comme si un autre langage émergeait de l’intérieur même d’une pratique, comme si un autre jeu de possibilités (comme on parle d’un jeu de cartes) s’ouvrait à l’intérieur même d’une palette de connaissances, mais sans se substituer à elles (personne ne perd ses savoirs d’expériences en devenant chercheur), comme si, finalement, un savoir « étranger » surgissait à partir d’un existant. Nous rencontrons à ce point de notre argumentation le beau motif que Gilles Deleuze développe à propos de la langue : chaque protagoniste devient alors, en quelque sorte, « un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même » [12]. La recherche en situation d’expérimentation expose donc à une expérience épistémique profondément renouvelée, déstabilisante et stimulante. Les savoirs révèlent de la sorte leur caractère foncièrement hétérolingue [13] car chacun laisse entrevoir, dans son mouvement propre, d’autres possibilités de connaissance, d’autres façons de les dire et de les exprimer, en recourant à une nouvelle grammaire (des méthodes et des principes épistémiques) et à un nouveau lexique (des notions, des concepts). Il laisse échapper de nouvelles perspectives. Il investit d’autres régimes d’attention [14] et d’autres manières de se rapporter aux réalités (d’autres points de vue et centres de perspective) et, au final, il « découvre » en lui-même – au sens de faire apparaître – des ressources encore insoupçonnées et des expériences épistémiques inédites [15]. Par exemple, un constat surprenant ou une observation inhabituelle peuvent défaire certaines « facilités » sociologiques véhiculées par les disciplines académiques comme elles peuvent décadrer les certitudes solidement ancrées dans la pratique des personnes concernées. Une hypothèse de recherche parvient, elle aussi, à fortement décaler, voir renverser, certains centres de perspectives à partir desquels les protagonistes se rapportent aux réalités. Ou encore, un cadre d’analyse inattendu peut rejouer fondamentalement ce que tout le monde admettait comme valide, et rabattre significativement les cartes.

Il est important de souligner, en suivant cette ligne deleuzienne, qu’en situation de recherche-action les savoirs d’expériences ne sont pas « simplement » influencés par un propos sociologique, comme si les acteurs se contentaient d’intégrer à leur vision des choses quelques apports du discours dominant (et intimidant) de la sociologie. Non, le processus est d’une autre ampleur. Embarquées dans le processus de recherche, possiblement emportées par lui, les personnes associées à la recherche forgent progressivement au sein de leurs propres acquis et compétences quelque chose de différent, de significativement différent, qui les confronte à des nouveautés radicales, mais véritablement de l’intérieur et par l’intérieur de ce qu’elles vivent et pratiquent. J’insiste sur le fait que cette épreuve formative vaut pour l’ensemble des personnes partie prenante, y compris le sociologue qui n’échappe pas à ce trouble annonciateur d’une nouvelle expérience épistémique.

Les pratiques et savoirs se transforment à l’épreuve de la recherche, sans pour autant cesser d’être ce qu’ils sont : l’expérience de la vie ne disparaît pas, l’engagement militant non plus, pas plus que les nécessités professionnelles. Cette émergence d’un savoir de recherche, de l’intérieur et à l’intérieur d’une expérience cognitive singulière, ne signe aucune perte, ni abandon. Pourquoi un savoir de recherche affaiblirait-il les expériences de vie ? [16] Pourquoi amoindrirait-il la capacité à agir professionnellement ou politiquement ? Il s’agit d’un devenir « autre » – un langage « étranger » qui voit le jour à l’intérieur d’une pratique – qui va devoir y faire sa place, s’y acclimater. Et ça tiraille, ça heurte, ça frictionne et ça déstabilise. Ce savoir d’une autre nature, répondant à d’autres exigences (explicitation, controverse, réfutation…), va progressivement composer son existence au sein de l’état présent des connaissances et des expériences. Un équilibre finira par s’établir, certainement toujours un peu précaire et transitoire, et cet équilibre, qui maintient en tension la diversité des expériences épistémiques, est peut-être ce qui s’approche le plus de ce que l’on pourrait nommer « résultat » dans la dynamique d’une recherche-expérimentation.

La scène de la recherche-expérimentation est une scène structurellement controversée. Aucun savoir n’est en droit, en légitimité ou en capacité d’escamoter les autres. Tous les savoirs impliqués dans la situation, y compris donc le savoir de recherche, se minorisent réciproquement. Chacun contribue dans les limites de ce qu’apportent les autres. Chacun assure sa pertinence à la mesure des résistances (d’analyse et d’interprétation) que lui opposent les autres. Ce processus de minorisation réciproque est porteur d’une réelle ambition démocratique car chaque savoir se développe en minoritaire, dans la condition d’un minoritaire ; et le savoir de recherche est bien sûr lui-même pris dans ce bel agencement démocratique. Aucun corpus de connaissances n’est en possibilité, de son seul pouvoir et de sa seule compétence, de restituer une réalité dans son ensemble et dans sa globalité. Il n’y accède que partiellement et partialement, avec des résultats toujours relatifs. Son apport n’en demeure pas moins majeur, mais il est toujours minorisé par d’autres apports et il est ainsi préservé, structurellement, de toute prétention totalisante (celui qui sait, et qui sait inévitablement contre les autres). En inscrivant la recherche dans une « économie » de la réciprocité, nous pouvons donc espérer en rehausser la pertinence tout en renforçant, simultanément, sa portée démocratique et émancipatrice.

La recherche en situation d’expérimentation œuvre à la croisée des langues [17] (les langues dans lesquelles se disent les connaissances et les expériences), toutes pareillement impliquées dans la situation. Elle interpelle l’ensemble des expériences en présence, chacune étant « appelée » par l’expérimentation tentée en commun et enjointe à s’exprimer. Et, pour ce motif, foncièrement démocratique, elle instaure une scène bénéfique à l’émergence des questions et à leur maturation. Elle s’érige en « site de problématisation », à savoir un espace où les interactions, les confrontations et les controverses contribuent à déplier et déployer les réalités et à les questionner (les problématiser) en nouveaux termes. « La problématisation est un processus, une exploration qui est constitutive des êtres qui sont en jeu, elle est collective. Quant à la tradition pragmatiste et à la sociologie de la traduction, elles mettent en exergue deux idées essentielles […]. La première est que toute problématisation s’opère à travers des épreuves qui contribuent à en définir les enjeux, la portée, les conséquences et qui sont cruciales dans le processus d’instauration des êtres et de leur trajectoire. La seconde est qu’une problématisation est toujours située : parler de problématisation, c’est aussi parler de sites de problématisation, c’est s’intéresser à leur émergence et à leur trajectoire, à leur diversité ainsi qu’aux relations et aux connexions qui s’établissent éventuellement entre eux » [18].

À l’encontre de la vision dominante en sociologie qui estime qu’une connaissance gagne en pertinence et validité dès lors qu’elle est suffisamment épurée et circonscrite, en quelque sorte « sous contrôle » (méthodologique), une recherche en situation d’expérimentation fait un pari résolument contraire en tablant sur la portée créative et instituante des épreuves réciproques entre savoirs et expériences et, conséquemment, des confrontations et possiblement des controverses. La scène est alors joyeusement encombrée, largement ouverte aux coups de vent et aux courants d’air [19]. Dans sa pratique majoritaire, la sociologie confine autant que possible sa démarche en délimitant son objet et son terrain ; elle s’efforce de trier le bon grain (de la recherche) de l’ivraie (de la vie dans ce qu’elle a d’intempestive et d’indéterminée) grâce à ses échafaudages méthodologiques (guide d’entretien, grille d’observation…), dans son devenir minoritaire la recherche en situation d’expérimentation tire le meilleur profit (épistémopolitique) des épreuves auxquelles l’expose puissamment et passionnément n’importe quelle situation de vie et d’activité.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, professeur à l’Université Paris 8, laboratoire Experice, août 2017

Notes :

[1] Je renvoie à mes deux ouvrages, Expérimentations politiques, Fulenn, 2007 et Moments de l’expérimentation, Fulenn, 2009.

[2] Se reporter aux travaux de Hugues Bazin. Pour une discussion synthétique des enjeux de la recherche-action : Enjeux d’un tiers espace scientifique – Éléments méthodologiques et épistémologiques en recherche-action, 2014, en ligne : http://recherche-action.fr/hugues-bazin/download/methodologie%20recherche-action/2014_Enjeux-dun-Tiers-Espace-scientifique.pdf/.

[3] C’est à la lecture d’Isabelle Stengers que j’ai commencé à porter attention à ces dynamiques de mise à l’épreuve réciproque. Par exemple : Isabelle Stengers, Cosmopolitiques – Tome 7. Pour en finir avec la tolérance, La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond, 1997, p. 55.

[4] Cf. l’ouvrage qui restitue cette aventure : Alban Bensa, Ethnologie et architecture – Le centre culturel Tjibaou, une réalisation de Renzo Piano, Société nouvelle Adam Biro, 2000.

[5] Alban Bensa, La fin de l’exotisme (Essais d’anthropologie critique), Anacharsis éd., 2006, p. 278-279.

[6] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité (entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan), Bayard, 2012.

[7] Dans le paysage d’une recherche-action, je recours conjointement à ces deux notions, pertinence et fiabilité. La pertinence est une qualité épistémique associée à l’usage ou à l’engagement qui peut être fait d’un savoir. Un savoir monte en pertinence lorsqu’il possède suffisamment d’acuité pour être utile à l’agir, pour « assurer » l’action, pour l’outiller en termes de constats et d’analyses, pour l’instrumenter sur le plan réflexif. La fiabilité est un enjeu épistémologique inhérent à une exigence de recherche. Un savoir gagne en fiabilité lorsque de contexte en contexte, de situation en situation, il maintient sa qualité heuristique ; les constats se confirment, les analyses se vérifient. La pertinence d’un savoir est toujours circonstancielle, en rapport avec une action donnée et un usage particulier. La fiabilité s’assure dans la durée ; elle est nécessairement de nature transversale. Parler de pertinence renvoie au domaine de l’action, parler de fiabilité plutôt au champ de la recherche. Dans les deux cas, il s’agit d’un enjeu de vérification mais qui opère de manière différente. Un savoir prouve sa pertinence en situation, dans son rapport à l’action spécifique pour laquelle il est mobilisé. Il « fait différence », positivement différence, mais principalement pour cette action particulière. Un savoir gagne en fiabilité lorsqu’il maintient ses qualités à l’épreuve de plusieurs situations, contextes ou logiques d’action. Il s’assure en quelque sorte lui-même ; il devient à lui-même sa propre « assurance ». Cette montée en fiabilité, indispensable à une exigence de recherche, est intéressante aussi dans une stricte attente d’action car un savoir mieux assuré de lui-même, plus consistant, plus « résistant », est un « outil pour l’action » qui va pouvoir être facilement réengagé. Les acteurs vont pouvoir « compter sur lui », compter avec lui pour d’autres projets, d’autres engagements.

[8] Voir à ce propos Yves Citton, Pour une interprétation littéraire des controverses scientifiques, éd. Quæ, 2013.

[9] Yves Bonny, « Les recherches partenariales participatives : ce que chercher veut dire », in Les recherches-action collaboratives – Une révolution de la connaissance (Les chercheurs ignorants), Les Presses de l’EHESP, 2016, p. 37.

[10] John Dewey, Œuvres philosophiques II – Le public et ses problèmes (s. la dir. de Jean-Pierre Cometti. Tr. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask), Publications de l’Université de Pau, Farrago / éd. Léo Scheer, 2003.

[11] Christian Verrier, Autodidaxie et autodidactes (L’infini des possibles), Anthropos, 1999.

[12] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les éd. de Minuit, 1993, p. 138.

[13] « Notre travail consiste à observer comment les textes hétérolingues questionnent la norme monolingue qui présuppose qu’un locuteur, toujours en parfaite coïncidence avec lui-même, ne parle normalement qu’une seule langue », Myriam Suchet, L’Imaginaire hétérolingue (Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues), Classiques Garnier, 2014., p. 18.

[14] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, éd. du Seuil, 2014.

[15] C’est ce que Martine Bodineau développe sous l’idée de « retournement de sens» dans sa thèse La fabrique d’une sociologie de l’intérieur : regard ethnométhodologique sur un parcours d’apprentissage, de recherche et d’action, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université Paris 8 – Saint-Denis, 2017.

[16] Par exemple, pour ce qui me concerne, à l’occasion d’une expérience personnelle éprouvante, j’ai commencé à établir un savoir sociologique à propos de mon état de santé en profitant d’une discussion des travaux de Katrin Solhdju et à l’épreuve donc des thèses qu’elle développe. Et je constate naturellement que ce savoir de recherche – que j’aime produire, même à propos de moi-même – n’affaiblit rien de ce que je ressens et laisse pareillement vivantes mes émotions. Il ne se substitue évidemment pas à mon expérience de vie. Cf. mon article Lecture éprouvée. À propos du livre de Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir (Propositions pour une écologie du diagnostic), en ligne : http://www.le-commun.fr/index.php?page=lecture-eprouvee-a-propos-de-katrin-solhdju-l-epreuve-du-savoir-propositions-pour-une-ecologie-du-diagnostic/ [consulté le 25 juillet 2017]. Sur la possibilité de faire émerger un savoir de recherche au cœur de son expérience de vie et à partir d’elle – en tension, en dialogue, en épreuve avec elle –, voir le beau livre de Philippe Barrier, La blessure et la force – La maladie et la relation de soin à l’épreuve de l’auto-normativité, Presses Universitaires de France, 2010.

[17] Nous retrouvons un beau motif développé par Myriam Suchet dans sa conception d’un imaginaire hétérolingue, op. cit. La recherche en situation d’expérimentation est, elle aussi, bel et bien, une écriture à la croisée des langues.

[18] Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain (Essai sur la démocratie technique), éd. du Seuil, Coll. Points, 2001, p. 298.

[19] C’est ce motif que je retiens dans mon article Une recherche de plein vent, 2014, en ligne : https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/une-recherche-de-plein-vent/ [consulté le 25 juillet 2017].

Pour citer cet article : Pascal NICOLAS-LE STRAT, Pratiques de la réciprocité, https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/pratiques-de-la-reciprocite/, mis en ligne le 03 septembre 2017.

Une réflexion sur « Pratiques de la réciprocité »

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